À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de
ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas
deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.
À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf
encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, — sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.
Francis Ponge
Au bout d'un corridor fermé de vitres en losange,
On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et se pulvérise à travers les feuilles d'un jardin,
Avec des éclats palpitants au milieu du pavage
Et des gouttes d'or - en suspens aux rayons d'un vélo.
C'est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d'une bête
En éveil dans sa fixité calme : c'est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois un chien aboie ainsi qu'aux abords d'un village.
On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La bicyclette vibre alors, on dirait qu'elle entend.
Et voudrait-on s'en emparer, puisque rien ne l'entrave,
On devine qu'avant d'avoir effleuré le guidon
Éblouissant, on la verrait s'enlever d'un seul bond
À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et lancer dans le feu du soir les grappes d'étincelles
Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion.
L'appareil du téléphone
Lorsqu’un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en anicroche, s’établit dans une maison, celle-ci doit subir l’invasion d’un rire aux accès argentins, impérieux et mornes. Sans doute est-ce celui de la mignonne sirène dont les deux seins sont en même temps apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel par la vibration entre les deux d’une petite cerise de nickel, y pendante.
Aussitôt, le homard frémit sur son socle. Il faut qu’on le décroche : il a quelque chose à dire, on veut être rassuré par votre voix.
D’autres fois, la provocation vient de vous-même. Quand vous y tente le contraste sensuellement agréable entre la légèreté du combiné et la lourdeur du socle. Quel charme alors d’entendre, aussitôt la crustace détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce prêtes au quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures électriques de toutes les villes du monde !
Il faut agir le cadran mobile, puis attendre, après avoir pris acte de la sonnerie impérieuse qui perfore votre patient, le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitôt en cordiales ou cérémonieuses politesses… Mais ici finit le prodige et commence une banale comédie.
Francis Ponge
Le buffet
C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand'mère où sont peints des griffons ;
- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.
- Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.
Arthur Rimbaud
La Cruche
Pas d'autre mot qui sonne comme cruche. Grâce à cet U qui s'ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux et l'est à sa façon. C'est un creux entouré d'une terre fragile : rugueuse et fêlable à merci.
Cruche d'abord est vide et le plus tôt possible vide encore.
Cruche vide est sonore.
Cruche d'abord est vide et s'emplit en chantant.
De si peu haut que l'eau s'y précipite, cruche d'abord est vide et s'emplit en chantant.
Cruche d'abord est vide et le plus tôt possible vide encore.
C'est un objet médiocre, un simple intermédiaire.
Dans plusieurs verres (par exemple) alors avec précision la répartir.
C'est donc un simple intermédiaire, dont on pourrait se passer. Donc, bon marché ; de valeur médiocre.
Mais il est commode et l'on s'en sert quotidiennement.
C'est donc un objet utile, qui n'a de raison d'être que de servir souvent. ,
Un peu grossier, sommaire ; méprisable ? - Sa perte ne serait pas un désastre...
La cruche est faite de la matière la plus commune ; souvent de terre cuite.
Elle n'a pas les formes emphatiques, l'emphase des amphores.
C'est un simple vase, un peu compliqué par une anse ; une panse renflée ; un col large - et souvent le bec un peu camus des canards.
Un objet de basse-cour. Un objet domestique.
La singularité de la cruche est donc d'être à la fois médiocre et fragile : donc en quelque façon précieuse.
Et la difficulté, en ce qui la concerne, est qu'on doive - car c'est aussi son caractère - s'en servir quotidiennement.
II nous faut saisir cet objet médiocre (un simple intermédiaire, de peu de valeur, bon marché), le placer en pleine lumière, le manier, faire jouer ; nettoyer, remplir, vider.
Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle casse. Elle périt par usage prolongé. Non par usure : par accident. C'est-à-dire, si l'on préfère, par usure de ses chances de survie.
C'est un ustensile qui périt par une sorte particulière d'usure : l'usure de ses chances de survie.
Ainsi la cruche, qui a un caractère un peu simple et plutôt gai, périt par usage prolongé.
Certaines précautions sont donc utiles pour ce qui 1a concerne. II nous faut l'isoler un peu, qu'elle ne choque aucune autre chose. L'éloigner un peu des autres choses. Pratiquer avec elle un peu comme le danseur avec sa danseuse. En rapports avec elle, faire preuve d'une certaine prudence, éviter de heurter les couples voisins.
Pleine elle peut déborder, vide elle peut casser.
Il ne faut pas, non plus, la reposer brusquement... lui laisser trop peu de champ libre.
Voilà donc un objet dont il faut nous servir quotidiennement, mais à propos duquel, malgré son côté bon marché, il nous faut pourtant calculer nos gestes. Pour le maintenir en forme et qu'il n'éclate pas, ne s'éparpille pas brusquement en morceaux absolument sans intérêt, navrants et dérisoires.
Certains, il est vrai, pour se consoler, s'attardent - et pourquoi pas ? - auprès des morceaux d'une cruche cassée : notant qu'ils sont convexes... et même crochus... pétalliformes..., qu'il y a parenté entre eux et les pétales des roses, les coquilles d'œufs... Que sais-je ?
Mais n'est-ce pas une dérision ?
Car tout ce que je viens de dire de la cruche, ne pourrait-on le dire, aussi bien, des paroles ?
Francis Ponge
Le balai
C’est un humble balai de chiendent, trop dur
Pour une chambre ou pour la peinture d’un mur.
L’usage en est navrant et ne vaut pas qu’on rie.
Racine prise à quelque ancienne prairie
Son crin inerte sèche : et son manche a blanchi.
Tel un bois d’île à la canicule rougi.
La cordelette semble une tresse gelée.
J’aime de cet objet la saveur désolée
Et j’en voudrais laver tes larges bords de lait,
Ô Lune où l’esprit de nos Sœurs mortes se plaît.
Arthur Rimbaud
L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos.
Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent
les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux
d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.
Francis Ponge
Les horloges
La nuit, dans le silence en noir de nos demeures,
Béquilles et bâtons qui se cognent, là-bas;
Montant et dévalant les escaliers des heures,
Les horloges, avec leurs pas ;
Émaux naifs derrière un verre, emblèmes
Et fleurs d'antan, chiffres maigres et vieux;
Lunes des corridors vides et blêmes,
Les horloges, avec leurs yeux ;
Sons morts, notes de plomb, marteaux et limes
Boutique en bois de mots sournois,
Et le babil des secondes minimes,
Les horloges, avec leurs voix ;
Gaines de chêne et bornes d'ombre,
Cercueils scellés dans le mur froid,
Vieux os du temps que grignote le nombre,
Les horloges et leur effroi ;
Les horloges
Volontaires et vigilantes,
Pareilles aux vieilles servantes
Boitant de leurs sabots ou glissant
Les horloges que j'interroge
Serrent ma peur en leur compas.
Emile Verhaeren
Le pain
Francis Ponge