Les fabliaux pour l'évaluation de rattrapage
Les Perdrix
Puisqu'il est dans mon habitude de vous raconter des histoires, je veux dire, au lieu d'une fable, une aventure qui est vraie.
Un vilain, au pied de sa haie, un jour attrapa deux perdrix. Il les prépare avec grand soin; sa femme les met devant l'âtre (elle savait s y employer), veille au feu et tourne la broche; et le vilain dort en courant pour aller inviter le prêtre.
Il tarda tant à revenir que les perdrix se trouvaient cuites. La dame dépose la broche; elle détache un peu de peau, car la gourmandise est son faible. Lorsque Dieu la favorisait, elle rêvait, non d'être riche, mais de contenter ses désirs. Attaquant l'une des perdrix, elle en savoure les ailes, puis va au milieu de la rue pour voir si son mari revient. Ne le voyant pas arriver, elle regagne la maison et sans tarder elle expédie ce qui restait de la perdrix, pensant que c eût été un crime d'en laisser le moindre morceau.
Elle réfléchit et se dit qu'elle devrait bien manger l'autre. Elle sait ce qu'elle dira si quelqu'un vient lui demander ce qu'elle a fait de ses perdrix, elle répondra que les chats, comme elle mettait bas la broche, les lui ont arrachées des mains, chacun d'eux emportant la sienne.
Elle se plante dans la rue afin de guetter son mari, et ne le voit pas revenir; elle sent frétiller sa langue, songeant à la perdrix qui reste; elle deviendra enragée si elle ne peut en avoir ne serait-ce qu'un petit bout. Détachant le cou doucement, elle le mange avec délice; elle s'en pourlèche les doigts.
"Hélas ! dit-elle, que ferais-je ? Que dire, si je mange tout ? Mais pourrais-je laisser le reste ? J'en ai une si grande envie ! Ma foi, advienne que pourra ; il faut que je la mange toute." L'attente dura si longtemps que la dame se rassasia.
Mais voici venir le vilain ; il pousse la porte et s'écrie :
"Dis, les perdrix sont-elles cuites ?
- Sire, fait-elle, tout va mal, car les chats me les ont mangées."
A ces mots, le vilain bondit et court sur elle comme un fou. Il lui eut arraché les yeux, quand elle crie :
"C'était pour rire. Arrière, suppôt de Satan ! Je les tiens au chaud, bien couvertes.
- J'aurais chanté de belles laudes, foi que je dois à saint Lazare. Vite, mon bon hanap de bois et ma plus belle nappe blanche ! Je vais l'étendre sur ma chape sous cette treille, dans le pré.
- Mais prenez donc votre couteau ; il a besoin d'être affûté et faites-le couper un peu sur cette pierre, dans la cour."
L'homme jette sa cape et court, son couteau tout nu dans la main.
Mais arrive le prêtre, qui pensait manger avec eux ; il va tout droit trouver la dame et l'embrasse très doucement, mais elle se borne à répondre :
"Sire, au plus tôt fuyez, fuyez ! Je ne veux pas vous voir honni, ni voir votre corps mutilé. Mon mari est allé dehors pour aiguiser son grand couteau ; il prétend qu'il veut vous couper les couilles s'il peut vous tenir.
- Ah ! puisses-tu songer à Dieu ! fait le prêtre, que dis-tu là ? Nous devions manger deux perdrix que ton mari prit ce matin. -
Hélas ! ici, par Saint Martin, il n'y a perdrix ni oiseau. Ce serait un bien bon repas ; votre malheur me ferait peine. Mais regardez-le donc là-bas comme il affûte son couteau !
-Je le vois, dit-il, par mon chef. Tu dis, je crois la vérité."
Et le prêtre, sans s'attarder, s'enfuit le plus vite qu'il peut. Au même instant, elle s'écrie:
"Venez vite, sire Gombaut.
- Qu'as-tu ? dit-il, que Dieu te garde.
- Ce que j'ai ? Tu vas le savoir. Si vous ne pouvez courir vite, vous allez y perdre, je crois; car par la foi que je vous dois, le prêtre emporte vos perdrix."
Pris de colère, le bonhomme, gardant son couteau à la main, veut rattraper le chapelain. En l'apercevant, il lui crie:
"Vous ne les emporterez pas !" Et de hurler à pleins poumons :
"Vous les emportez toutes chaudes ! Si j'arrive à vous rattraper, il vous faudra bien les laisser. Vous seriez mauvais camarade en voulant les manger sans moi."
Et regardant derriè re lui, le chapelain voit le vilain qu'accourt, le couteau en main. Il se croit mort, s'il est atteint; il ne fait pas semblant de fuir, et l'autre pense qu'à la course il pourra reprendre son bien. Mais le prêtre, le de vançant, vient s'enfermer dans sa maison.
Le vilain chez lui s'en retourne et il interroge sa femme:
"Allons ! fait-il, il faut me dire comment il t'a pris les perdrix.
Elle lui répond:
Que Dieu m' aide ! Sitôt que le prêtre me vit, il me pria, si je l'aimais, de lui montrer les deux perdrix : il aurait plaisir à les voir. Et je le conduisis tout droit là où je les tenais couvertes. Il ouvrit aussitôt les mains, il les saisit et s'échappa. Je ne pouvais pas le poursuivre, mais je vous ai vite averti.
Il répond :
C'est peut-être vrai ; laissons donc le prêtre où il est."
Ainsi fut dupé le curé, et Gombaut, avec ses perdrix.
Ce fabliau nous a montré que femme est faite pour tromper : mensonge devient vérité et vérité devient mensonge. l'auteur du conte ne veut pas mettre au récit une rallonge et clôt l'histoire des perdrix.
affuter = aiguiser
Le vilain de Farbus
(à savoir : les mailles et les deniers sont de la monnaie du Moyen-Age).
Seigneurs, un jour du temps jadis, il arriva qu'un vilain de Farbus devait aller au marché; sa femme lui avait donné cinq deniers et quelques mailles pour les employer ainsi que vous allez m'entendre le raconter: trois mailles pour un râteau, deux deniers pour un gâteau qu'elle voulait tout chaud et croustillant, et trois deniers pour ses dépenses. Elle mit cet argent dans sa bourse et, avant que de le laisser partir, elle lui fit le décompte de ses dépenses: un denier tout rond pour des petits pâtés et de la cervoise, compta-t-elle, et deux deniers pour le pain, ce serait suffisant pour son fils et lui. Alors le vilain sort par la porte du jardin et se met en route. Il emmène avec lui son fils Robin pour l'initier à la vie et aux coutumes du marché.
Au marché, devant une forge, un forgeron avait laissé traîner, comme s'il était à l'abandon, un fer encore chaud pour tromper les fourbes et les niais qui, souvent, s'y laissaient prendre. Le vilain, en l'apercevant, déclara tout de go à son fils qu'un fer était une bonne aubaine. Robin s'agenouilla près du fer et le mouilla en crachant dessus: le fer, qui était chaud, se mit à bouillir avec une grande effervescence. Quand Robin vit le fer aussi chaud, il se garda bien de le toucher et s'en alla en le laissant en place. Le vilain, qui était ignorant, lui demanda pourquoi il ne l'avait pas pris.
“ Parce qu'il était encore tout brûlant, le fer que vous aviez trouvé!
-Comment t'en es-tu rendu compte?
-Parce que j'ai craché dessus et qu'il s'est mis immédiatement à frire et à bouillir; or il n'y a sous le ciel aucun fer chaud qui, si on le mouille, ne se mette à bouillir: c'est ainsi qu'on peut le savoir.
-Eh bien, tu m'as appris là une chose que j'apprécie beaucoup, fit le vilain, car souvent je me suis brûlé la langue ou le doigt en attrapant quelque chose mais quand, dorénavant, le besoin s'en fera sentir, je m'y prendrai comme tu l'as fait. ”
Ils arrivèrent alors devant un étal où l'on vendait du pain, du vin, de la cervoise, des petits pâtés et bien d'autres choses. Robin, qui était très gourmand, déclara aussitôt qu'il voulait en avoir. Ils firent le compte de leur argent et trouvèrent les cinq deniers et les mailles. Ils dépensèrent sans la moindre retenue trois deniers pour leur déjeuner après quoi il ne leur resta plus qu'à prendre le chemin du retour. Ils achetèrent un râteau pour trois mailles et un gâteau mal travaillé et plein de grumeaux pour deux deniers. Robin le mit dans son giron et le vilain porta le râteau. Ils sortirent par la porte de la ville et reprirent le chemin de leur maison.
La femme du vilain, en ouvrant la porte du jardin, les accueillit avec un visage plus renfrogné qu'un plat à barbe ou une arbalète :
“ Où est mon gâteau? dit-elle.
-Le voilà, répondit le vilain, mais, si vous m'en croyiez, vous en feriez un morteruel sur-le-champ car je meurs de faim. ”
Elle allume aussitôt un feu de brindilles et s'active. Robin nettoie la poêle. Ils se hâtent de tout préparer. Dès que la poêle se met à bouillir, le vilain en a l'eau à la bouche. Il demande qu'on lui mette son écuelle, celle qui est bien creuse et dans laquelle il a l'habitude de manger:
“ Je ne veux pas en changer car j'en ai souvent été satisfait. ”
Sa femme la lui remplit pleine à ras bord. Et il ne prend pas une cuiller plus petite que celle qu'on utilise pour tourner dans les pots et servir; il la remplit autant qu' il le peut de morteruel bouillant et crache dessus afin de ne pas se brûler, ainsi que Robin l'avait fait sur le fer chaud. Mais le morteruel qui avait été porté à l'ébullition sur le feu de brindilles, ne frémit pas. Le vilain ouvre grand la bouche et y enfourne d'un coup la plus douloureuse gorgée dont il eut jamais l'occasion de se repaître car, avant même qu'il ait pu l'avaler, il eut la langue si brûlée, la gorge si embrasée et le tube digestif si échauffé qu'il ne put ni cracher ni avaler et qu'il se crut aux portes de la mort. Il devint écarlate. .
“ Certes, fait Robin, c'est surprenant de voir qu'à votre âge vous ne savez pas encore manger!
-Ah! Robin, infâme traître, par ta faute je suis dans un tel état que je te souhaite tous les maux possibles! Car, malheureux que je suis, je t'ai cru et j'en ai la langue complètement brûlée et l'intérieur de la bouche à vif !
-C'est parce que vous n'avez pas correctement soufflé sur votre cuiller. Pourquoi n'avez vous pas soufflé suffisamment avant de la porter à votre bouche?
-Mais ce matin tu n'as pas soufflé sur le fer chaud que j'avais trouvé!
-Non, je l'ai éprouvé avec plus de sagesse: j'ai craché dessus pour le mouiller.
-J'ai fait la même chose sur ma cuiller et je me suis tout brûlé, fit le père.
-Sire, répondit Robin, par le Saint Père, au moins jamais plus, à votre corps défendant, vous n'oublierez que le fer chaud n'est pas du morteruel !”
Seigneurs, retenez cela: l'époque est maintenant telle que le fils donne des leçons au père et il n'est pas un jour où cela ne soit évident, ici et ailleurs, ainsi que je le pense, car les enfants sont plus fins et rusés que ne le sont les vieillards chenus. Le vilain de Farbus l'apprit à ses dépens.
Les fabliaux pour la première éval
Les Deux Bourgeois et le Vilain
J’ai ouï conter qu’un vilain, en compagnie de deux bourgeois, s’en allaient en pèlerinage : ils faisaient dépense commune. Ils n’étaient pas loin du lieu saint quand l’argent vint à leur manquer.
Il leur restait de la farine, tout juste de quoi faire un pain. Les bourgeois s’en vont à l’écart, comme deux larrons qui complotent :
« Ce paysan n’est qu’une bête ; trouvons moyen de l’engeigner. »
Une idée leur vient, ils se disent :
« Faisons le pain, mettons-le cuire ; là-dessus nous irons dormir. Celui-là seul le mangera qui fera pendant son sommeil le rêve le plus étonnant. »
Le vilain sans bouger attend que les bourgeois soient endormis. Il se lève, court au foyer, tire le pain, tout chaud le mange et s’en va aussitôt s’étendre. A son tour un bourgeois se lève et
réveille son compagnon.
« J’ai fait, dit-il, un bien beau rêve qui m’a mis le cœur tout en joie. Saint Gabriel et saint Michel ont ouvert la porte du ciel ; ils m’ont emporté sur leurs ailes et j’ai vu la face de Dieu.
– Tu as de la chance, dit l’autre. Mon rêve fut bien différent ; il m’a semblé voir deux démons qui m’ont enchaîné en enfer. »
Notre vilain les entendait et faisait semblant de dormir. Les bourgeois, pensant le duper, l’appelèrent pour l’éveiller. Feignant la surprise d’un homme qu’on tire d’un profond sommeil, encore ahuri par les songes, il leur demanda aussitôt :
« Qu’y a-t-il, et qui m’a fait peur ?
– Nous sommes vos deux compagnons, vous le savez bien, levez-vous !
– Seriez-vous déjà de retour ?
– De retour ? de retour ? nigaud ! mais nous n’avons jamais bougé.
– Je veux bien vous croire ; pourtant voici le rêve que j’ai fait : saint Gabriel et saint Michel ont ouvert les portes du ciel et ont emporté l’un de vous pour le conduire devant Dieu ; des
diables ont entraîné l’autre dans l’éternel feu de l’enfer. Je pensais vous avoir perdus et ne plus jamais vous revoir. Je me levai, mangeai le pain ; j’avoue n’en avoir rien laissé. »
Ainsi fit bien le paysan. On doit avoir, par Dieu le grand, la punition que l’on mérite ; et qui tout convoite, tout perd.
Anonyme, Les Deux Bourgeois et le Vilain, Fabliau, traduit de l’ancien français par G. Rouger, éd Gallimard.
Merlin Merlot ou Du vilain qui devient riche et puis pauvre
Jadis vivaient deux paysans qui gagnaient leur vie à vendre du bois. Ils étaient bien pauvres, mais Dieu, qui aide le pauvre monde, les soutenait avec peu. A qui pauvre est en toute chose, les petits biens semblent très grands. Ils prenaient en gré les petits biens, eux qui ne savaient rien des grands.
Chacun d'eux avait un âne, et on leur permettait d'aller couper des branches dans un bois. Tous les jours, ils chargeaient leur âne, mais ils ne gagnaient guère ) qu'un denier.
Chacun d'eux avait une maisonnette, et ils étaient mariés tous deux. L'un avait un fils et une fille; il avait donc plus de besoin que l'autre, qui n'avait point d'enfants. Il gagnait plus volontiers, et il épargnait à son pouvoir, pour nourrir ses deux enfants.
Les deux âniers allaient toujours ensemble au bois, et ensemble s'en retournaient, comme voisins qui s'entr'aimaient.
Ils menèrent longtemps cette vie; un jour, ils allèrent au bois pour travailler, mais il tombait ce matin-là tant de neige, et il gelait si fort qu'il était difficile de faire quoi que ce fût. L'un d'eux, cependant, se mit tout de suite au travail et coupa sa charge de bois. L'autre, celui qui avait des enfants, ne put tenir sa serpe, tant le froid lui faisait mal, et cacha ses deux mains dans son sein. Le premier, ayant fini de charger, s'en retourna. L'autre essaya de couper du bois, mais en vain. Alors, tout gémissant, il se mit à dire:
« Las! que vais-je devenir? Je ne peux jamais jouir d'un seul jour de paix! C'est pourquoi je prie Dieu de faire que ma mort soit proche! Que je puisse seulement me confesser avant! Pauvre vilain, triste que je suis!... Vraiment, je languis en cette vie qui ne plaît à personne! Dure est l'heure où naît le vilain. Quand le vilain naît, il n'y a peine qui ne l'attende pour son malheur. Pour le malheur je suis né, vilain vieux, vilain pauvre, plein de souffrance et de chagrin... Il va me falloir jeûner aujourd'hui, et toute ma maison avec moi. Mes enfants, ma femme le savent bien, quand c'est jour de fête, ou quand je n'ai rien pu gagner; ils n'ont ces jours-là rien à manger... Mes enfants me tendent les mains, ils pleurent et meurent de faim, si je n'ai point de pain à leur donner. Et leur mère arrive de son côté: elle m'attaque, m'injurie et me regarde de travers, en femme dont c'est l'habitude. Et c'est moi, malheureux, qui suis le coupable: je reste devant eux comme un coq mouillé, tête basse et tout ahuri, ou comme un chien battu. C'est pourquoi je demande à Dieu la mort, car cette souffrance me déchire. »
Tandis qu'il se lamentait, et battait sa poitrine à deux mains, il entendit près de lui une voix, qui disait:
« Qui es-tu?
- Je suis un pauvre vieil homme, las et désolé, qui naquit loin de tout bien, un malheureux comme il n'yen a pas, le plus misérable de tous... Que Dieu me conduise à ma fin! Ce sera aumône et bonté de sa part, car je hais ma vie à mort, et je la hais avec raison... Qui êtes-vous donc, beau sire?
- Je suis Merlin, un prophète et un devin. J'ai eu pitié de toi, et je vais te traiter en telle amitié que je te rendrai riche pour toujours, si tu veux servir de tout ton coeur Jésus-Christ et ses pauvres. Je vais te donner tant d'or et tant d'argent que tu ne manqueras jamais de rien; et Dieu te récompensera à la fin, si tu sais utiliser mes dons. Tu connais la pauvreté. Elle t'a causé douleur assez et grande honte. Promets donc que, si tu es comblé de biens, tu aimeras les pauvres. Tu verras bien si tu les aimes, en les entendant se lamenter. Le malade qui devient sain sait bien ce qu'il faut aux malades.
- Messire Merlin, sachez-le bien, si je recevais de grands biens, je n'oublierais ni Dieu, ni les pauvres. Je tiendrais mes richesses comme en baillie, et je ferais tout le bien que je pourrais.
- Vraiment ?
- Oui, messire, je vous le dis bien loyalement, et vous le promets, en vérité.
- Je reçois ta promesse. Je verrai comment tu la tiendras, car je vais te mettre hors de peine. Va au bout de ton courtil. Sous le tronc d'un sureau, tu trouveras un grand trésor. Creuse à gauche de l'arbre, et tu verras quantité d'or et d'argent, que tu utiliseras à ton gré. Va-t-en, sers-toi sagement de tes richesses, et garde mon commandement. Et, d'aujourd'hui en un an, reviens ici vers moi, pour me rendre compte de ce que tu auras fait de ton avoir et de ta vie. Garde-toi de l'oublier. »
La voix se tut. Le vilain, joyeux, quitta la forêt, ramenant son âne, sans l'avoir chargé.
En le voyant revenir sans bois, sa femme ne put se tenir de crier: « Gueux! Fainéant! que mangeront aujourd'hui tes enfants? Je vais te laisser là avec eux, et je te quitterai, comme un faillis que tu es, ennemi de Dieu et des hommes! »
Lui se mit à sourire, et dit: « Dame, vous êtes ma mie ; et ma femme. N'ayez pas tant d'assurance. En peu de temps Dieu travaille. Laissez-moi la paix, vous ferez bien. Quand le moment sera venu, Dieu me conseillera.
- Vous conseillera? Comment donc? Je veux le savoir tout de suite! Ne me celez rien. Avez-vous trouvé quelque bourse ou rêvé de trésor? Je n'ai aujourd'hui ni bu ni mangé, et mes enfants non plus, ce qui me peine plus encore. Pour moi seule, je ne ferais pas tant de bruit, mais je n'ai ni sou, ni maille, ni chose que je puisse mettre en gage. Et nous sommes dans un grand ; besoin. Que voulez-vous donc dire? Je veux le savoir. »
A force de le tracasser, elle obtint qu'il lui racontât ce que la voix lui avait promis. Aussitôt chacun s'arma d'un pic; tous deux coururent à l'endroit marqué, et creusèrent si bien qu'ils trouvèrent le trésor.
Ils ne changèrent que peu à peu leur manière de vivre, de peur de faire jaser les gens. Le vilain, par contenance, allait tout d'abord deux fois par mois chercher du bois; puis il n'y alla plus du tout. Il vécut à l'aise et en paix, se disant qu'il avait souffert assez de misère dans sa vie. Il mit toute sa confiance dans sa richesse, et ne s'occupa de rien, sinon de vivre heureux et tranquille. Il acheta des terres et des maisons; la considération de tous l'entoura; on le proclama prud'homme et sage. Tant qu'il avait été pauvre, il n'avait eu amis ni parents.
Une fois riche et réputé, il en eut beaucoup, qu'il ne se connaissait pas auparavant. Chacun au riche s'apparente, l'honore et lui fait suite.
Au bout de l'année, il alla au bois; il appela la voix du buisson. La voix répondit: ; « Que veux-tu? N'as-tu pas ce qu'il te faut? De quoi te plains-tu ?
- Sire Merlin, dit-il, en vérité, je suis riche de grand avoir, mais je vous requiers et je vous prie, comme mon ami cher, de vous mettre en peine et travail pour m'accorder une faveur: je voudrais être prévôt de ma ville.
- C'est bien, tu le seras d'ici quarante jours, je te le promets. Va-t-en donc, mais n'oublie pas de revenir d'aujourd'hui en un an me conter tes affaires; et surtout veille à te conduire de manière que Dieu reçoive en gré tes oeuvres. »
L'autre s'en revint joyeux à son hôtel. La promesse de la voix se réalisa: il fut prévôt et bailli au terme fixé.
Mais il ne fut pas meilleur pour cela. Il se mit au service des riches. Venu de bas, plus il s'élevait, plus il devenait arrogant et dur, méchant et plein de colère. Il en vint à oublier tout à fait Dieu dans son orgueil. Il ne se soucia plus des pauvres, son coeur se ferma pour eux. Il se mit à mépriser comme un vil chien le pauvre homme qui avait été son compagnon, et à le haïr, parce que sa rencontre lui rappelait sa pauvreté passée. Il vécut ainsi comme un insensé.
Une année, la date fixée arriva. Il se dit qu'il irait encore visiter la voix pour voir ce qu'elle pourrait bien encore lui donner. Car il voulait toujours en tirer quelque chose, sa grande avidité n'étant jamais rassasiée. Il s'en alla donc au bois, en grande fête et magnificence, et fit arrêter sa compagnie sur la lisière. Seul, il se rendit auprès du buisson, et il se mit à crier:
«Merlin, viens donc me parler! Hâte-toi, par ta merci, car je ne puis demeurer longtemps ici.
- Qu'y a-t-il? demanda la voix.
- J'ai grand bien, et je suis fort heureux du grand honneur où tu m'as mis; c'est pourquoi je reste pour toujours ton ami. Mais je viens encore te prier de m'aider à marier ma fille au fils du prévôt d'Aquilée. Je voudrais aussi que mon fils devienne évêque de la ville de Blandebecque, dont l'évêque vient de mourir. Ce serait ma joie et ma consolation de voir mon fils et ma fille faire honneur à leur famille. Accorde-moi ces deux choses et tu resteras toujours mon ami.
- Je ne me ferais certes pas prier, si je savais que ce fût pour le bien.
- Par ma foi, sans aucun doute. Ma fille est honnête, sage et belle. Et mon fils est si fort lettré qu'il sait lire dans tous les livres; et il a maintenant vingt-cinq ans.
- Va-t-en donc. Je t'accorde ces deux choses. Dans quarante jours, ce que tu demandes arrivera. Mais pense à toi, n'oublie pas de revenir d'aujourd'hui en un an, et fais bien attention à ce que tu demanderas. Fol est celui qui s'endette et ne peut s'acquitter après. »
Le vilain s'en alla donc, se hâtant à coups d'éperon. Il était très heureux de ce que la voix lui avait promis, et sa femme, quand elle le sut, en mena grande joie avec lui.
Au terme fixé, les deux souhaits qu'il avait formés furent réalisés. Mais le vilain resta le même, malgré l'honneur que Dieu lui fit... Son péché cependant le conduisait où il devait le conduire.
Il mena toute cette année-là grand train. Riche d'avoir, pauvre de sens, il vivait comme un fou, n'imaginant pas qu'il pût avoir jamais une autre vie...
Une nuit vint, où il dit à sa femme: «Il me faudra aller demain parler à la voix du buisson. Bien volontiers je n'irais point, car je n'ai plus que faire d'elle, et je n'ai cure de la retrouver.
- Sire, dit-elle, allez-y pourtant, et parlez-lui seulement. Dites-lui tout de suite: « Sire, je n'ai plus besoin de vous; cela m'ennuie de venir si souvent. » Vous serez débarrassé de Merlin de cette façon-là, et vous ne craignez ni lui, ni nul autre. »
Le vilain, pour son malheur, se leva le lendemain; il revêtit ses beaux habits, et, à cheval, s'en alla vers le bois. Avec lui vinrent deux sergents pour lui tenir compagnie. Il les laissa à quelque distance, et s'en alla seul près du buisson. Il se hâta d'appeler la voix:
«Hé, Merlot! Où donc es-tu? Voici longtemps que je t'attends. Viens vite, je te dirai ce que je veux, et je m'en irai après. »
La voix lui répondit de dessus un arbre: « Je suis dans cet arbre, et peu s'en faut que ton cheval ne m'ait écrasé. Dis-moi ce que tu viens chercher.
- Je suis venu prendre congé de toi. Je veux te faire entendre que je ne veux plus prendre la peine de tant aller et venir: cela m'ennuie, ce n'est pas mon affaire de prier et réclamer. Je ne te demande plus rien. Adieu donc, je m'en vais, que Dieu te garde!
- Vilain, vilain, cela ne te pesait pas de venir ici chaque jour, avec ton âne, chercher les bûches dont la vente soutenait ta pauvre vie... Puis tu es venu une fois l'an, pour obtenir ce que tu voulais. J'ai bien mal placé mes services! Tu es devenu fier et arrogant, et tu ne crois plus que mal te puisse advenir un jour, comme à un vilain fol et présomptueux que tu es, plein de mal et vide de bien! Quiconque aide un vilain, celui-là cueille pour soi-même la verge qui le battra! Quand tu m'as parlé pour la première fois, tu m'as appelé monseigneur Merlin, en simple brave homme que tu étais; puis après, sire Merlin, et puis, Merlin, et puis, Merlot. Ton misérable coeur n'a pas su m'honorer, ni glorifier mon nom... Vilain, Dieu t'avait prêté de grandes richesses et tu n'as pas su t'en servir avec bonté; tu as été avide du bien d'autrui. Tel un chien qui se nourrit de charogne, et, rassasié, se couche dessus, parce qu'il ne peut plus en manger, et ne veut pas en donner aux autres, tu n'as pas voulu dépenser ton avoir, ni l'employer à bien faire. Vilain, vilain ânier, vide de toutes grâces, vilain tu es et resteras. Tu vas retourner à ton premier métier. Des grands biens que je t'avais donnés, tu n'auras pas plus qu'au temps où tu gémissais de ta pauvreté... Tu m'as trompé, la roue de la Fortune va tourner pour toi, et tu ne pourras t'en relever. »
Le vilain, qui ne craignait rien de tout cela, quitta la forêt, et ne tint pas plus compte des paroles de Merlin, que d'une coquille de noix. Il ne fit qu'en plaisanter, et continua de vivre à son gré, sans vouloir changer sa nature et son coeur insensé...
Bientôt sa fille mourut sans laisser d'héritiers, et le vilain perdit avec elle la dot qu'il lui avait donnée. Son fils, l'évêque, mourut peu après. Il en eut grand chagrin, mais il n'eut pas l'idée de s'amender, et il ne reconnut pas en lui-même sa méchanceté. A la fin, le seigneur du pays, qui venait de faire la guerre, vint dans la ville dont le vilain était bailli. On lui raconta que le vilain, méchant et avare, possédait plus d'or et d'argent qu'aucun banquier de Cahors. Le seigneur le fit venir, et lui demanda une partie de son bien. Et le vilain, qui ne savait point donner, répondit qu'il n'avait rien.
Alors le seigneur se fâcha, et lui jura qu'il n'aurait plus rien, en vérité. Il lui prit tout ce qu'il avait, si bien qu'il ne lui resta plus de quoi manger. La prophétie se trouva réalisée.
Que vous dirai-je de plus? Il se donna tant de mal qu'il put gagner de quoi acheter un âne, et s'en retourner au bois chaque jour; il reprit ainsi son premier travail... Il travailla des mains, non de coeur; et il usa sa vie dans la peine, puni de son fol orgueil.
Fabliaux et contes de Moyen Age, éd Classiques illustrés Hatier, 1968
La vieille qui graissa la patte du chevalier. Fabliau du Moyen Age d’auteur inconnu.
Une vieille femme ne possédait à elle en tout et pour tout que deux vaches. C’est peu sans doute mais c’était beaucoup pour elle. Elle vivait de leur lait.
Un jour, hélas, les deux vaches, mal attachées, se sauvèrent ensemble ; le prévôt* les trouva qui vagabondaient toutes seules en dehors du communal* et il les emmena purement et simplement.
La vieille l’apprend, elle veut récupérer ses bêtes. Mais le prévôt ne veut rien savoir, alors même que la vieille accepte de payer l’amende : il n’a pas la preuve que les vaches sont bien à elle, dit-il !
Pauvre vieille ! Elle s’en retourne toute triste. Elle explique à sa voisine ce qui lui arrive.
« Et ! Je comprends, dit la voisine. Ces gens-là veulent toujours qu’on leur graisse la patte et ils s’entendent comme larron en foire. Si tu arrives à graisser la patte au chevalier, il parlera au prévôt, et on le croira, lui. Le prévôt te rendra tes vaches. »
La vieille rentre chez elle, elle est décidée. Elle prend un bon morceau de lard, elle attend le chevalier devant sa grande maison tout le temps qu’il faut. Lorsqu’il arrive, lorsqu’elle est sûre que c’est lui, là-bas, devant elle, qui pérore* avec ses courtisans les mains derrière le dos, elle s’approche doucement sans se faire voir et elle lui graisse largement les paumes.
Le chevalier se retourne, il voit la vieille :
« -Mais, qu’est-ce que tu fais là, bonne femme ? lui dit-il.
-Sire, je vous graisse un peu pour ravoir mes vaches, vous savez les deux vaches qui s’étaient égaillées*. Elles sont à moi. »
Le chevalier n’est pas un mauvais homme, il éclate de rire :
« Ah ! la brave femme, dit-il. Tu n’as rien compris mais ça ne fais rien. Tu auras tes vaches, je te le promets ».
L’histoire finit bien, mais elle vous rappelle quelque chose que vous avez déjà remarqué, probablement. Même pour qu’on reconnaisse ses droits, le pauvre doit souvent payer. Est-ce juste ?
*prévôt :magistrat chargé de la police et de la justice par le seigneur.
*communal : terrain qui appartient au seigneur mais où les habitants de la paroisse ont le droit de laisser paître leurs animaux.
*pérorer : parler longuement de manière prétentieuse.
*s’égailler : se disperser donc se perdre.